Olivier Theyskens - Designer

Olivier Theyskens : « Je veux être le premier à me rendre compte que je risque de lasser »
Le luxe parisien chez Rochas et Nina Ricci, le sportswear américain chez Theory… A 38 ans, le créateur belge n’a pas peur des grands écarts. Et parle avec justesse de ce nouveau mélange des genres. Entretien.

La nomination d’Olivier Theyskens à la direction artistique de la marque américaine Theory, en  2011, avait créé la surprise. Le créateur belge sortait de huit années au sein de deux maisons parisiennes, Rochas (de 2002 à 2006) et Nina Ricci (de 2006 à 2009), où il avait pu révéler son talent de couturier des rêves, jouant de romantisme flamboyant et de gothique énigmatique. Mais la mayonnaise a pris : il a rejoint sans problème la génération montante des stylistes new-yorkais qui a donné au sportswear une impulsion mode nouvelle. Un peu plus d’un an après avoir quitté Theory, Olivier Theyskens se confie sur son passage du luxe au milieu de gamme, et ses *envies pour le futur.

Lors de la dernière Fashion Week de New York, début septembre, Alexander Wang et Lacoste ont proposé une forme de sportswear élaboré, sophistiqué. Chez Theory, vous aviez vous aussi popularisé ce style vestimentaire ; qu’est-ce que cela représentait à ce moment-là pour vous ?
Le sportswear est une catégorie de vêtements intéressante parce qu’elle rapproche le geste « mode » et de création du quotidien des gens, avec cette idée de faire un vêtement utile et branché. Le sportswear m’a aussi attiré par ses références, au départ, à des groupes, des communautés de personnes avant-gardistes, à l’attitude un peu extrême. Il ne faut pas oublier que tout cela s’est développé parce qu’en amont de la chaîne de production, de nombreux fabricants ont commencé à intégrer dans leurs propositions des fibres plus techniques. Les marques de sport ont amplifié le mouvement  ; en élevant la barre de la technicité, elles ont donné à leurs produits le souffle du futur. Il fallait *pouvoir suivre ce mouvement.

Et contrairement à ce que l’on peut penser, ce n’est pas facile de faire des vêtements de sportswear convaincants. Tout est question de détail, ce sont des pièces qui doivent être réfléchies pour apporter la bonne nuance, répondre aux désirs des gens. Elles nécessitent des machines et un sens de l’utilité que tout le monde n’a pas.

Comment voyez-vous son évolution dans les prochaines années ?
Certaines marques vont se positionner sur ce créneau dans le but de moderniser et de rajeunir leur image. Mais créer du sportswear peut devenir un automatisme, et la mode déteste l’automatisme. Le danger est que cette touche « high-tech » devienne lassante, et pas forcément moderne. Est-ce vraiment cool de porter du sportswear si on n’est pas sportif ? Doit-on adopter une nouvelle attitude, qui n’est pas la nôtre, pour porter ce genre de vêtements ?

Chez Nina Ricci et Rochas, vous faisiez des collections romantico-gothiques proches de la couture. Quel regard portiez-vous alors sur l’évolution du sportswear ?
Cette idée de porter des vêtements inspirés du sport pour la vie quotidienne est présente dans la mode depuis une vingtaine d’années. Je peux attribuer ça à Helmut Lang ou même à Jean Paul Gaultier d’une certaine manière. Même Rochas proposait des mailles dites « performantes » dans les années 1930. Mais aujour*d’hui, nous ne sommes presque plus dans l’inspiration du sport mais dans la création littérale de vêtements de sport.

C’est d’autant plus visible à New York, où beaucoup de gens vont à la salle de gym le matin. Tout à coup, on a vu des équipements faits pour courir portés tout au long de la journée. C’est devenu une manne, un nouveau discours a émergé pour vendre ce genre de vêtements. Tout ça répondait aux désirs des gens d’être plus décontractés, de porter des pièces confortables qui mettent leur corps en valeur. Ce que je trouve très bizarre et en même temps *fascinant, c’est que le sportswear de luxe a créé une autre catégorie, le loungewear, avec les pantalons de yoga, les collants de danse, les tee-shirts larges, que l’on met chez soi. Les vêtements de sport actuels sont faits pour être paresseux, pour traîner à la maison !

Dans votre cas personnel, comment s’est fait le passage d’une maison de couture française à une marque de milieu de gamme américaine ?
De façon naturelle. J’avais des choses à appor*ter à Theory, par exemple une recherche plus pointue dans les formes. De mon côté, j’avais le désir d’intégrer une entreprise très efficace sur sa production, saine, compétitive, qui travaille sur des produits plus accessibles sans galvauder la qualité ni chercher à remplir des centaines et des centaines de portants. Je suis content de l’avoir fait, mais une fois qu’on a atteint un certain palier, cela devient un peu routinier. J’ai senti à un moment donné que j’avais accompli ma mission et qu’il était temps de passer à autre chose. Je ne voulais pas prendre racine.

C’était important pour vous de tester votre *capacité à vous adapter à de nouvelles *contraintes ?
Je crois que ma créativité se révèle autant dans la simplicité que dans la sophistication. En revanche, j’ai un problème  : quand je suis en train de faire une chose, j’ai soudain envie de faire l’inverse… J’ai donc tendance à privilégier l’équilibre entre les deux. Or, il faut que les vêtements aient un sens à l’intérieur du cadre précis dans lequel vous les créez.

C’était donc un défi quotidien de s’adapter à Theory. Je suis fier d’avoir eu le cran de me lancer dans cette aventure. Je ne veux pas que ça paraisse présomptueux de le dire après coup, mais je crois que je ressentais déjà le potentiel du milieu de gamme avant de m’y engager. En cinq ans, tout a changé drastiquement. Au *début, on considérait qu’il était un peu fou d’être créateur et de faire ce type de collections. Maintenant, c’est devenu la norme d’avoir des collections milieu de gamme qui proposent des vêtements de créateur… ou qui essaient de le faire.

Quand vous imaginiez vos collections pour Theory, à quel point faisiez-vous *attention à ce que voulaient ou à ce que portaient les clients ?
Très, très, très attention  ! Pas forcément à ce que les gens portaient mais à ce qu’ils faisaient. Aux Etats-Unis, c’est excessif. On savait que tel mois tout le monde faisait telle chose – comme porter un jean blanc et une veste en seersucker pour le Memorial Day, en mai –, et du coup, on proposait des vêtements pour le faire. C’était millimétré. Il n’y a pas ça en France. Chez Theory, le pôle commercial était exagérément développé, avec des personnes beaucoup plus au diapason des remous de la consommation.

A Paris, je n’ai jamais fait attention à ça. Et d’ailleurs, ce n’était pas nécessairement important de le faire par rapport au type de projet que nous portions, et à la vision créative que je me devais de proposer chez Rochas ou Nina Ricci.

Après avoir quitté Theory, vous avez passé trois mois sur la robe de mariée d’une amie. La dimension artisanale dans le processus de création du vêtement vous manquait, finalement ?
Vous savez, je suis quelqu’un qui aime coudre, qui aime aller voir les brodeurs. Aussi surprenant que cela puisse paraître, chez Theory je passais trois jours par semaine à faire des essayages sur mannequin. J’adore faire ça, travailler le tissu, couper, etc. Ce projet personnel m’a rendu heureux parce qu’habituellement, on n’a pas le temps de mener à bien ce type de travaux. Même à l’époque de Nina Ricci, je n’ai jamais eu le temps de coudre véritablement une robe moi-même, j’ai fait quelques drapés de robes importantes dans les collections, c’est tout. C’est un luxe d’avoir l’opportunité de faire ça au moins une fois dans sa carrière.

Cette robe de mariée m’a rappelé mes débuts à Bruxelles. Je pense souvent à cette période. Très souvent, même. Je ne le voyais pas à l’époque, mais il y a une si grande magie à faire des pièces pour la première fois, et à les faire bien. La réalité est qu’il faut prendre le temps. C’est incompressible.

Etes-vous toujours le rebelle gothique et mystérieux de vos débuts ?
Je n’ai fait que changer. C’est vrai que j’ai commencé comme un rebelle et je crois que je le suis encore un peu finalement. Quand j’ai accepté d’aller chez Theory, j’ai eu le sentiment de faire un choix très audacieux par rapport à la profession. J’ai toujours eu en tête une mode incarnée par une fille qui a des fêlures, mais je mets cette part de moi en sommeil si je sens que ce n’est pas ce type de registre que je dois exploiter, si ce n’est pas le bon endroit ni le bon moment pour le faire.

A une époque, j’ai voulu exprimer quelque chose de perdu, sombre et puis après c’est devenu plus « street-chic », un peu rétro, et finalement j’ai traversé une période chez Rochas très romantique, contemplative. Je cherchais une forme de beauté pure.

On entend souvent que la mode aujourd’hui ne fait plus rêver, qu’elle ne transporte plus, ne choque plus. Qu’elle serait devenue trop commerciale. Qu’en pensez-vous ?
Je n’entends que ça  ! Je peux difficilement me porter juge sur la qualité des collections car je change souvent d’avis par rapport à ma première impression. Et surtout, comme je n’assiste pas aux défilés, je ne peux pas ressentir totalement la « vérité » du moment. Mais j’aimerais comprendre pourquoi ce milieu a l’air d’être blasé. Je crois au langage de la mode pour véhiculer des émotions, une énergie, des désirs, de l’outrance, mais je sais qu’il faut peu de chose pour que la magie n’opère pas.

Parfois, je me demande ce que désire l’assistance d’un défilé. Apparemment, tout le monde veut vivre un grand moment de mode, mais ceci n’a pas lieu tous les jours. Ou bien beaucoup désirent-ils seulement un Instagram potable et oublient de vivre leur passion et leur rôle pleinement  ? Pour moi, un beau défilé qui n’est pas ennuyeux est déjà une chose très agréable à voir. Une belle pièce, une silhouette magnifique, portée par un mannequin fabuleux peuvent mettre la larme à l’œil aux couturières passionnées, à un acheteur scrupuleux ou même au chef opérateur qui produit l’événement.

Cette théâtralité, cette dramatisation du vêtement, du défilé, les inspirations *romanesques derrière les collections, ce en quoi vous excelliez, est-ce que ça vous intéresse encore ?
Je reste très intéressé par ces options. Mais il ne faut pas en abuser au point que ça devienne une rengaine. Je veux être le premier à me *rendre compte que je risque de lasser.

En termes de vêtement, de silhouette, de quoi avez-vous envie aujourd’hui ?
Parce que je ne présente pas de collections, je ne sais pas vraiment. Je rêve tous les jours de choses, mais rien n’est véritablement concret. Mon quotidien se rapproche de celui que j’avais quand je suis parti de chez Ricci. Je fais une pause. Je réfléchis beaucoup. Je vis. En ce moment, l’envie de refaire des vêtements grandit, c’est ma passion après tout, ça fait partie de moi.

Qu’est-ce qui pourrait vous retenir de lancer votre propre marque ?
Rien ne peut me retenir de le faire.

Vous y pensez ?
J’ai toujours plein d’idées mais de manière générale, je ne dis jamais ce que je prévois de faire. Je suis quelqu’un de très superstitieux.

Vous avez l’expertise couture, l’expertise milieu de gamme et la créativité, vous pourriez faire n’importe quoi, non ?
Oui, mais je ne crée pas à tout-va. Que ce soit pour des pièces simples ou pour des pièces sophistiquées, je cherche toujours une forme de nouveauté. C’est important pour moi d’interpeller notre époque, de ricocher de façon maligne. On a tous envie d’apporter sa petite pierre.

C’est vrai que j’ai fait des choses très différentes mais j’aime la précision, la beauté bien pensée. Je me sens motivé par l’accessibilité comme par le fait que ce qui est inaccessible représente un rêve. Je peux apporter autant de réflexion à un tee-shirt qu’à une robe de soirée sinueuse et très fluide. Je pense que c’est le cas de beaucoup de personnes dans d’autres professions. Comme un designer qui concevrait une chaise pour Ikea et une autre en bois noble pour un client privé, ou un chef qui ferait un dessert hallucinant et une pâtisserie de comptoir, mais toujours aussi bien qu’ils le peuvent.

Quel regard portez-vous sur l’univers actuel de la couture ?
C’est terrible parce que je ne veux pas avoir l’air aigri. Je déteste ça. Mais on ne peut pas s’empêcher de se dire que l’industrie fonctionne d’une façon qui ne peut que soulever des questions sur la viabilité de ses entreprises. Le côté positif, c’est qu’on est dans une industrie qui est constamment en mutation, qui cherche tout le temps, qui se condamne elle-même sur les choses qu’elle a faite. Le problème le plus concret, c’est le manque de liberté et de penser de pas mal de gens. Personnellement je veux toujours faire des vêtements auxquels je crois et créer librement, sans me retenir.

Ça vous manque, le devant de la scène, les défilés, l’attention médiatique ?
Non, pas actuellement. Alors que, juste avant ma première collection pour Rochas, je trépignais. Il était inimaginable de laisser passer une saison de plus. Aujourd’hui, je suis serein. Il vaut mieux ne pas faire de plan sur la comète dans la mode, tout change très vite.

Si demain une grande maison vous *proposait le poste de directeur artistique, vous iriez ?
Je ne sais pas. J’ai une vision du temps un peu abstraite. Karl [Lagerfeld] m’a dit un jour, « tu te rends compte, j’ai commencé chez *Chanel à 50  ans passés ». La mode est toujours dans une course effrénée, mais il faut savoir prendre le temps. Je ne ressens pas le désir de rejoindre une marque qui a eu une expansion hallucinante ces vingt dernières années et dans laquelle mon rôle serait de faire encore plus que plus. Quand j’ai commencé chez *Rochas, il n’y avait pas de mode, Nina Ricci était dans une période particulière et, chez Theory, ce qu’on faisait était tout nouveau. Ça me stimule beaucoup de faire dans une entreprise ce qui n’a pas déjà été fait. J’aime prendre des risques.
lemonde
 
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Vous parlez beaucoup de « liberté », est-ce qu’on est plus libre quand on a son propre label ou quand on travaille pour une grande maison ?
Bien sur au sein de son propre label, on est libre de faire ce en quoi on croit. Mais c’est également la même chose au sein d’une maison, si ce droit est reconnu entre le designer et la maison bien sûr. En tant que directeur artistique, il faut bien s’assurer de son statut de créateur libre pour être serein et savoir qu’on tient les manettes. C’est quelque chose qui se négocie et il faut le faire correctement. Après cette étape préalable nécessaire, nait en vous le désir de bien faire, de remplir votre mission convenablement. Personnellement, je n’ai jamais affronté une situation où on m’a dit que je ne pouvais pas faire tel ou tel vêtement. Il est vrai qu’on se pose des limites soi-même, mais dans une grande maison, vous êtes naturellement poussé à emprunter des voies créatives que vous n’auriez peut-être pas envisagées seul.

Balenciaga n’a pas encore nommé de successeur à Alexander Wang. Certains spéculent sur votre arrivée là-bas. C’est une position qui vous intéresserait  ?
Je ne comprends pas bien cette maison et son positionnement actuel. En revanche, je n’hésite jamais à acheter des livres sur Cristobal *Balenciaga, quel maître !

Avez-vous des regrets  ?
Quand on est perfectionniste, on vit constamment avec la gestion de ses regrets. Ça peut concerner une question importante ou un détail insignifiant. Pourquoi n’ai-je pas pris une seconde de plus pour vérifier la tenue d’une fille qui avait un bouton mal attaché  ? Parfois je suis envahi d’images qui *remontent, et je me demande pourquoi j’ai agi comme ci et pas comme ça. Mais je ne pourrais pas pointer un moment que je regrette plus qu’un autre, parce que j’ai conscience de la chance absolue que j’ai de pouvoir être aujourd’hui une personne libre avec des envies d’aventures incroyables.
lemonde
 
Him at Ann Demeulemeester would be fab!!
stop, your avatar 😂 #justiceforhedi

Olivier, Veronique, AF Vandevorst, they're really the few ones that could honor and nurture Ann Demeulemeester's legacy but honestly, if I were them (and assuming they deal with toxic pride too), I wouldn't take it.. she's one generation above them but were all coexisting and at one point thriving at the same time, and she didn't want to do that.. I'd feel like Ann's charity, very 'one woman's trash, another woman's treasure' where I'm clearly the latter and hell nah. Besides, no way the owner would ever acknowledge them.. he's all about the p*rn-obsessed dudes that can make DIY/tumblr goth versions of outlet Miu Miu. Whoever gets behind this (or the skirts and feather top 'collection' of the other guy) has a very different notion of the type of fashion Olivier creates..

annmiumiu.jpg
 

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